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Mise en contexte : panorama de l’art concret par Aurélie VANDEVOORDE
« L’art concret veut transformer le monde,
il veut rendre l’existence plus supportable.
Il veut sauver l’homme de la folie la plus dangereuse : la vanité.
Il veut simplifier la vie de l’homme.
Il veut l’identifier avec la nature...
L’art concret est un art élémentaire, naturel, sain,
qui fait pousser dans la tête et le cœur les étoiles
de la paix, de l’amour et de la poésie.
Où entre l’art concret, sort la mélancolie,
traînant ses valises grises remplies de soupirs noirs. »
(Jean Arp, 1944, « Konkrete Kunst », préface du catalogue de l’exposition
Konkrete Kunst, Bâle, Kunsthalle, 1944.)
>>> Art abstrait, art concret… Ebauche de définition
L’objet de notre propos n’est pas ici de revenir sur l’histoire de
l’abstraction dans son ensemble. Mouvement essentiel du vingtième
siècle, phénomène international et polymorphe, l’abstraction est l’un
des bouleversements fondamentaux de l’histoire de l’art moderne. Pour
la première fois en effet, des artistes s’affranchissent totalement de
la mimésis et de la fidélité au modèle visible. L’imitation du monde
réel est rejeté, de même que le récit d’une histoire. Pour reprendre
les termes de Michel Seuphor, on assiste à la naissance d’un art « qui
ne contient aucun rappel, aucune évocation de la réalité représentée,
que ce soit ou ne soit pas le point de départ de l'artiste ». Il
serait vain de vouloir retracer en quelques pages l’histoire de cette
révolution qui, amorcée par Kandinsky vers 1910, prit ensuite de
multiples voies et fut source d’innombrables controverses et débats.
Mais au sein cette nouvelle approche de l’art, il est une école qui
nous intéresse particulièrement afin de mieux appréhender le sens de
l’œuvre de René Roche. C’est celle de ces artistes qui, poussant la
démarche de l’abstraction à ses limites extrêmes, ont voulu saisir le
monde dans ses formes les plus élémentaires et créer un langage
plastique réduit à son essence mathématique et géométrique. Cette
réflexion transnationale, entamée dès les années 1910 avec Mondrian et
Malevitch, s’est traduite par de nombreux développements théoriques
dans les années 1930-1940 et n’a cessé de donner lieu à de nouvelles
interprétations plastiques qui se poursuivent de nos jours et
continuent de questionner les créateurs.
Art concret. Art géométrique. Art suprématiste. Art minimal. Art
construit. Art néo-plastique… Les noms ne manquent pas pour qualifier
cette nouvelle forme d’art qui fait fi du monde de l’apparence. Autant
de noms, autant de mouvements, autant de définitions…
Car toute la difficulté de cette démarche artistique réside dans la
définition de l’objectif qui la sous-tend. Qu’est ce donc réellement
que l’art concret ? Quel est son sens ? Quelle conception philosophique
en est à l’origine ? Autant de questions auxquelles les multiples
acteurs de ce mouvement plastique ont proposé des solutions souvent
divergentes.
Afin de tenter d’apporter un début de réponse à ces questions, il est
utile de se référer aux enseignements qu’ont laissés les fondateurs de
l’abstraction géométrique.
>>> L’art concret, un art de l’utopie ? Voyage aux sources de l’abstraction géométrique
Le terme d’ « art concret » remonte aux origines de l’abstraction
géométrique à la fin des années 1910, où il fut inventé par les
concepteurs de ce courant artistique afin de caractériser la nouvelle
forme d’art qu’ils fondaient. Il fut ensuite repris pour définir les
divers mouvements issus de cette tendance qui émergèrent en France et
en Suisse dans les années 1930.
Cet art dit « concret » est avant tout celui d’une utopie : l’utopie de
fonder un art universel et totalement objectif, un art sans référence
aux apparences. Derrière cette démarche artistique se lit une quête
philosophique et métaphysique, l’aspiration à changer le monde en
créant un vocabulaire compris de tous qui serait le reflet d’une
supposée Vérité ultime, le rêve de favoriser un type humain plus noble
grâce à la création d’un environnement plus pur. Cette quête d’une
peinture anti-subjective au profit d’un nouvel ordre universel, cette
volonté de faire triompher la raison sur le sentiment, l’ordre sur
l’anarchie, est au cœur de tous les mouvements pionniers de
l’abstraction géométrique, qu’il s’agisse du suprématisme en Russie, du
néo-plasticisme en Hollande ou du Bauhaus en Allemagne.
On peut s’interroger sur les raisons qui ont conduit des artistes de
pays différents à orienter leurs recherches dans la même direction au
même moment. Le fait que ces mouvements naissent tous durant
l’entre-deux-guerres n’est pas anodin. Le recours à la rationalité la
plus intransigeante a en effet pu apparaître comme un recours et un
antidote, ô combien illusoire, à l’absurdité de la guerre.
En mettant la raison et la logique au cœur de sa réflexion, cette
nouvelle école de peinture s’inscrit ainsi en réaction contre l’art du
sentiment, du rêve, de l’inconscient (romantisme, symbolisme,
surréalisme).
Les origines d’une telle démarche reviennent à deux artistes majeurs :
Piet Mondrian et Kasimir Malevitch. Ils furent les premiers à se
détacher totalement du monde sensible et à ne conserver aucune
référence au monde environnant. Pour autant, en dépit de certaines
similitudes plastiques, leur démarche et leur conception de
l’abstraction diffèrent.
Kasimir Malevitch est très certainement celui qui opére la révolution
artistique la plus radicale et la plus précoce. Si déjà le
constructivisme russe porte en germe une nouvelle théorie de la forme,
Malevitch instaure un langage complètement neuf reposant sur la
suprématie de la couleur pure et de la forme et sur la libération
totale du monde de l’objet. Dès 1913, avec Carré noir sur fond blanc
(Saint-Pétersbourg, Musée Russe), puis en 1918 avec Carré blanc sur
fond blanc (New York, MoMA), Malevitch crée un univers visuel
intransigeant d’où tout sujet est exclu, visant à atteindre un monde
parfait où l’antagonisme entre l’esprit et la matière serait résolu.
Contrairement à ses prédécesseurs, il n’utilise nullement les formes
géométriques pour schématiser le monde qui l’entoure. Comme il l’expose
dans Le Monde sans objet (1922), il cherche au contraire à s’abstraire
totalement de la nature et se fait le défenseur d’une peinture
n’existant que pour elle-même, sans autre référence qu’elle-même.
Art hautement intellectuel, qui fait le deuil du monde visible et porte
en lui une utopie à la fois sociale et philosophique, le suprématisme
de Malevitch ne rencontre que peu d’émules directs dans les années
1920, sans doute en raison de son absolutisme et de son intransigeance.
Il n’en bouleverse pas moins profondément le monde de l’art pour les
décennies à venir en proposant une définition totalement neuve de la
peinture et en aspirant à dépasser la notion de « représentation
».
Moins radical d’un point de vue conceptuel, mais tout autant par la
forme, Piet Mondrian est l’autre grand pionnier de l’abstraction
géométrique. Peut être parce que son art ne cherche pas à nier le monde
réel en tant que tel, mais seulement à en modifier la représentation,
il est à l’origine d’une école féconde d’où émanent la plupart des
artistes concrets européens de l’avant Seconde Guerre mondiale.
Contrairement à Malevitch, l’art de Mondrian part en effet de
l’observation du réel qu’il cherche à simplifier à l’extrême pour n’en
retenir que les formes universelles – plans, lignes, angles droits –
associées aux trois couleurs primaires additionnées du noir, du blanc
et du gris. Pour autant, la démarche de Mondrian n’en est pas moins
spirituelle que celle de Malevitch : s’il ne renie pas le monde qui
l’entoure, il vise à transformer ce dernier dans une quête de la
perfection formelle en en supprimant tout élément lié à l’émotion, au
sentiment, à l’individu. Sa théorie du néo-plasticisme est donc celle
d’une ascèse et d’une nouvelle conception du monde : un monde de pureté
régi par l’ordre et la raison, où l’individualisme et l’émotion
n’auraient pas droit de cité. À force d’abstraire le monde, le peintre
vise à rejoindre sa dimension universelle.
Ces théories, qui visent non seulement à révolutionner l’art mais
également la société toute entière, frappent aujourd’hui par leur
intransigeance et leur quête d’absolu. Elles peuvent sembler utopiques,
excessives, et pourquoi pas dépassées, mais elles jouent un rôle clé
dans la construction de toute l’abstraction de l’entre-deux-guerres.
Elles sont ainsi à l’origine de l’art concret des années 1930,
définissant un nouveau langage plastique repris pendant des décennies.
Les théories de Mondrian en particulier, connaissent une diffusion
spectaculaire grâce à la revue De Stijl et au mouvement du même nom
qu’il crée en 1917 avec Theo van Doesburg à La Haye. Si les différents
membres de ce mouvement sont loin de fonder un groupe cohérent, et si
De Stijl finit rapidement par éclater en raison d’un radicalisme
excessif de ses préceptes – van Doesburg notamment s’oppose au statisme
prôné par Mondrian et, dans sa théorie de l’élémentarisme, préconise la
recherche du mouvement par l’emploi de diagonales – les règles qui y
sont posées révolutionnent durablement l’art en réduisant la peinture à
ses formes irréductibles et en faisant triompher un idéal rationnel et
mathématique.
>>> En quoi l’art concret est-il « concret » ? La naissance officielle d’un mouvement
Les théories de Malevitch et de Mondrian ont posé les premiers jalons
de l’Art Concret. À partir de là commencent à essaimer les « prophètes
» de l’abstraction géométrique dans toute l’Europe : en Allemagne grâce
à l’arrivée au Bauhaus de Josef Albers, Laszlo Moholy-Nagy et Herbert
Bayer, en Russie avec El Lissitzky et ses Prouns, en Hollande où le
néo-plasticisme continue à se développer, en Pologne avec l’Unisme de
Władysław Strzemiński… mouvements aux fondements théoriques différents
mais unis par le même idéal d’universalité et de clarté.
Cependant, c’est dans les années 1930 à Paris, capitale des
avant-gardes internationales, notamment en raison de l’afflux de
nombreux artistes étrangers fuyant les dictatures naissantes, que l’Art
Concret se structure véritablement, acquiert son caractère
institutionnel et développe son corpus théorique avec la création de
plusieurs mouvements.
C’est ainsi que le groupe « Cercle et Carré » est fondé en 1929 par
Michel Seuphor et Joaquin Torrès-Garcia, fédérant différentes tendances
de l’abstraction internationale. On y retrouve ainsi tant des
représentants du néo-plasticisme hollandais (Piet Mondrian, Georges
Vantongerloo) que des constructivistes russes (Antoine Pevsner, Naum
Gabo) ou encore des représentants de l’abstraction allemande (Otto
Freundlich, Friedrich Vordemberge-Gildewart) et des futuristes italiens
(Enrico Prampolini).
Jugé trop hétérogène et divisé par les querelles de personnes, c’est en
réaction à ce mouvement que Jean Hélion et Theo van Doesburg créent en
1930 un groupe concurrent, baptisé « Art Concret », qui rassemble
notamment les artistes Otto Gustav Carlsund, Léon Tutundjian et Marcel
Wantz. Dans le numéro introductif de la revue éponyme est publié
le Manifeste de l’art concret, texte signé par les membres fondateurs
du groupe, qui posent les six principes fondamentaux de l’art concret
pour les décennies à venir :
« Bases de la peinture concrète
Nous disons :
1° L’art est universel.
2° L’œuvre doit être entièrement formée et conçue par l’esprit avant
son exécution. Elle ne doit rien recevoir des données formelles de la
nature, ni de la sensualité, ni de la sentimentalité. Nous
voulons exclure le lyrisme, le dramatisme, le symbolisme, etc.
3° Le tableau doit être entièrement construit avec des éléments
purement plastiques, c’est à dire plans et couleurs. Un élément
pictural n’a pas d’autre signification que « lui-même » en conséquence
le tableau n’a pas d’autre signification que « lui-même ».
4° La construction du tableau, aussi bien que ses éléments, doit être simple et contrôlable visuellement.
5° la technique doit être mécanique, c’est à dire exacte, anti-impressionniste.
6° Effort pour la clarté absolue.
Carlsund, Doesbourg, Hélion, Tutundjian, Wantz. »
Si le groupe « Art Concret » n’existe en tant que tel que durant deux
années, il a un rôle fondamental tant sur le plan plastique que
théorique. Ces six principes dogmatiques, appliqués à la lettre par
Theo van Doesburg en 1930 dans Composition arithmétique , sont en
effet ceux qui vont régir les différentes chapelles de cette nouvelle
esthétique jusqu’à aujourd’hui sans être jamais remis en cause.
Les groupes « Art Concret » et « Cercle et Carré » fusionnent en 1931
pour donner naissance au groupe « Abstraction-Création » fondé par Theo
van Doesburg et Georges Vantongerloo, lequel réunit Auguste Herbin,
Piet Mondrian, Georges Vantongerloo, Wassily Kandinsky, Jean Arp, Willi
Baumeister, Kupka ou encore Max Bill. Mieux organisé que les groupes
précédents, reprenant à son compte les dogmes émis par « Art Concret »
un an plus tôt, « Abstraction-Création » va, durant sept ans
d’existence, contribuer à la diffusion de l’art concret dans toute
l’Europe en publiant une revue et en organisant chaque année une
exposition de ses membres, allant parfois jusqu’à réunir plus de 400
artistes.
Bien sûr, la profusion ne va pas sans diversité, et différentes
tendances et conceptions sont nécessairement amenées à coexister sous
cette nouvelle bannière. Kupka et Baumeister développent ainsi
rapidement un art très personnel s’écartant des préceptes originels. De
même, des artistes comme Jean Arp, Sophie Taueber ou même Jean Hélion
finissent par réintroduire dans leurs compositions la courbe jusque-là
prohibée. Et comme le souligne très justement Dora Vallier dans son
ouvrage de référence consacré à l’art abstrait , ce succès de
l’abstraction géométrique vers 1935 s’accompagne également d’une
relative baisse de la qualité des œuvres présentées : nombre
d’artistes, croyant trouver dans la géométrie et le calcul mathématique
un procédé infaillible pour l’élaboration d’une œuvre d’art, se lancent
en effet dans l’abstraction en se contentant d’appliquer les formes et
les modèles créés par leurs aînés sans chercher à saisir l’essence même
de ce qu’est l’art concret.
Quelle est d’ailleurs cette essence ? Et pourquoi parler de « concret »
pour un art fondamentalement conceptuel et excluant toute référence au
réel ?
Theo van Doesburg est sans doute celui qui a le mieux su résoudre cette
apparente contradiction lorsqu’il explique, à l’occasion de la
fondation du mouvement « Art Concret » et de la publication de son
Manifeste :
« Peinture concrète et non abstraite, parce que nous avons passé la
période de recherches et des expériences spéculatives. A la recherche
de la pureté, les artistes étaient obligés d’abstraire les formes
naturelles qui cachaient les éléments plastiques. Le créateur, pour
s’exprimer, était forcé de détruire les formes nature pour créer des
formes art.
Aujourd’hui, l’idée de formes art est aussi périmée que l’idée de
formes nature. Nous inaugurons la période de peinture pure en
construisant la forme esprit, la période de concrétisation de l’esprit
créateur.
Peinture concrète et non abstraite, parce que rien n’est plus concret,
plus réel qu’une ligne, qu’une couleur, qu’une surface. »
Parler de peinture concrète, dans l’esprit des théoriciens de l’art
concret, ce n’est donc pas faire découler l’œuvre de l’artiste du réel
mais, bien au contraire, l’élever à un niveau supérieur, purement
intellectuel. Cela revient à affirmer que des formes élémentaires comme
le carré, le triangle ou le cercle ne sont pas des abstractions mais
des éléments tangibles, car elles sont une pure production du cerveau
humain, la chose la plus concrète au monde.
C’est cette même idée qui est développée par Auguste Herbin dans un article en 1945 :
« Quand le peintre se détache complètement de l’objet, en fait et en
esprit, il réalise une œuvre dont les formes, les couleurs, les
rapports sont la plus pure création. Cette œuvre est significative de
l’homme. Il ne peut être question d’abstraction. Cette œuvre
parfaitement concrète dans le rapport de l’œuvre à l’homme puisqu’il
s’agit de la plus pure réalité, la seule réalité qui naît entièrement
de l’activité consciente et inconsciente de l’homme. »
>>> Développements internationaux
À la suite de la dissolution du groupe « Abstraction-Création » en
1936, c’est hors des frontières françaises que l’art concret poursuit
son développement. En Suisse, principalement, où Max Bill, membre
influent du mouvement dissous, donne dès 1936 une nouvelle impulsion
aux idées de Theo van Doesburg en réunissant autour de lui des
artistes comme Verena Loewensberg, Camille Graeser et Richard-Paul
Lohse, qui se font connaître sous le nom des « Concrets zurichois ». Ce
groupe, qui reprend l’utopie d’un monde détaché de l’apparence et de la
nature afin de faire triompher une « conception démocratique de
l’art », applique les règles de cohérence et de clarté énoncées
quelques années plus tôt à Paris : l’usage exclusif de formes
géométriques élémentaires, des couleurs primaires et
complémentaires posées en aplats sans aucune modulation et
l’application sérielle de règles mathématiques et géométriques.
Zurich devient alors le centre européen de l’art concret, créant des
œuvres parfaitement lisibles, tels les tableaux de Richard-Paul Lhose
qui se composent de carrés standardisés de taille identique aux formes
et couleurs interdépendantes et dans lesquels l’artiste voit une
métaphore d’un modèle d’organisation politico-sociale parfaitement
démocratique. Le travail du groupe est notamment exposé dès 1936 dans
une manifestation organisée par Max Bill au Kunsthaus de Zurich, «
Zeitprobleme in der schweizer malerei und plastik».
À la suite de la création de l’association d’artistes helvétiques
Allianz en 1937 par Richard-Paul Lhose, l’art concret accroit son
audience en Suisse et réunit en son sein un nombre croissant d’artistes
qui, tout en développant des styles très variés, adhèrent aux grands
principes du Manifeste de l’art concret. C’est dans ce cadre
qu’ont lieu plusieurs expositions, comme « Konkrete Kunst » à la
Kunsthalle de Bâle en 1944, tandis qu’une nouvelle revue, Konkrete
Kunst, diffusée entre 1944 et 1945 par la galerie des Eaux Vives permet
de faire connaître et de diffuser le travail des artistes concrets
zurichois.
En Allemagne, l’art concret connaît certains développements, au sein du
Bauhaus, où l’abstraction géométrique comptent plusieurs fervents
partisans, mais aussi grâce à une association, Die Abstrakten Hannover
(DAH), fondé à Hanovre en 1927, qui réunit notamment Cesar Domela,
Friedrich Vordemberge-Gildewart ou Carl Buccheister. Ce succès de l’art
concret en Allemagne est toutefois de courte durée en raison de la
censure rapidement exercée par le régime hitlérien.
La diffusion de l’art concret ne se limite pas aux frontières de
l’Europe. Aux États-Unis est créé en janvier 1937 l’association des
Artistes abstraits américains (AAA) qui applique les principes de
l’abstraction géométrique et voit rapidement ses rangs renforcés par
l’immigration des grands pionniers de l’abstraction européenne, Piet
Mondrian, Josef Albers ou encore Laszlo Moholy-Nagy. L’Amérique latine,
enfin, devient l’un des viviers essentiels de l’art concret, notamment
sous l’impulsion de Joaquin Torrès-Garcia qui, revenu en Uruguay en
1933, rassemble autour de lui de nombreux artistes, à commencer par
Carmelo Arden Quinn, lequel fondera le groupe Madi en 1946.
Prolongements et mutations : de l’après-guerre à aujourd’hui
Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale sont le théâtre d’une
scène artistique divisée. Si cette dernière voit le triomphe des grands
maîtres de la peinture moderne (notamment Picasso, Matisse, Braque,
Derain, Chagall…) qui ont pour la plupart effectué un retour à la
figuration, l’abstraction géométrique trouve de nouveaux échos dans
certains cercles, convaincus que seules la rationalité et
l’universalité pourront empêcher le retour de la folie ayant mené au
deuxième conflit mondial.
L’art concret parisien
À Paris, plusieurs évènements marquants sont à l’origine d’un regain de
vivacité de l’art concret. Le plus significatif d’entre eux est
l’instauration du Salon des réalités nouvelles, fondé en 1946 par
l’amateur d’art Frédo Sidès et entièrement consacré à l’abstraction. Le
terme même de « réalités nouvelles » est symptomatique d’une époque
ébranlée dans ses certitudes et aspirant à créer un autre monde. Animé
à ses débuts par Auguste Herbin et Felix de Marle, sa première
exposition a lieu au Palais des Beaux-Arts de la Ville de Paris.
Si, l’espace de quelques années, les représentants de
l’abstraction lyrique, informelle et non-figurative rejoignent ses
rangs, le Salon devient rapidement le grand rassemblement de l’art
concret et géométrique, se fixant comme objectif dans ses statuts la
promotion « d’œuvres d’art communément appelé : art concret, art
non-figuratif ou art abstrait, c’est à dire d’un art totalement dégagé
de la vision directe de la nature ».
La Salon des réalités nouvelles connaît un succès rapide, le nombre de
ses participants passant de 89 en 1946 à 248 en 1950, parmi lesquels de
nombreux artistes étrangers : concrets zurichois, abstraits allemands
(Günter Frühtrunk, Rupprecht Geiger), belges (Jo Delahaut), américains
(Ellsworth Kelly, Robert Breer), scandinaves (Richard Mortensen, Olle
Beartling, Robert Jacobsen), italiens du Movimento Arte Concreta,
argentins du groupe Madi ou Arte Concreto Invencion. Il devient ainsi
la photographie d’un mouvement artistique qui depuis les années 1930 a
essaimé dans le monde entier pour devenir polymorphe et cosmopolite.
En dépit de querelles intestines, le Salon des réalités nouvelles
occupe une place centrale dans la diffusion et la reconnaissance
publique de l’art concret dans la seconde moitié du vingtième siècle.
Il permet en particulier, sous l’influence d’Auguste Herbin,
l’affirmation d’une tendance puriste de l’art reposant sur les
mathématiques, au sein de laquelle se distingue l’Op Art, avec des
artistes comme Vasarely.
Rebaptisé en 1956 « Réalités nouvelles – Nouvelles réalités », le Salon
est toujours actif aujourd’hui. Désormais ouvert à l’ensemble des voies
de l’abstraction, il comporte une section géométrique particulièrement
vivace et donne lieu chaque année à un rassemblement de ses artistes
qui a lieu depuis 2004 au Parc floral de Vincennes.
Il convient par ailleurs de ne pas occulter le rôle essentiel qu’ont
joué certaines galeries dans la diffusion de l’art concret à
l’immédiate l’après-guerre. Tel est le cas de la galerie que Denise
René ouvre à Paris sur la rive droite en novembre 1944 et qui
restera toujours fidèle à cet art concret, « courant qui donne toute sa
place à la pensée rationnelle, créateur de nouvelles réalités et de
nouveaux espaces, porteur d’une nouvelle vision de l’homme maîtrisant
son destin, le hasard et l’entropie. Voir dans cette forme d’art une
moindre sensibilité, serait ignorer que la pudeur est souvent le degré
suprême de la sensibilité ». C’est elle qui révèle Vasarely en
1955 dans son exposition « Le mouvement ». C’est elle encore qui
organise les premières rétrospectives consacrées à Mondrian et Albers
en 1957.
Comment ne pas citer également la galerie René Drouin qui, en juin
1945, organise l’exposition « Art Concret », l’un des premiers grands
événements consacrés à l’abstraction géométrique en France, où sont
exposées des œuvres de Jean Gorin, Auguste Herbin, Wassily Kandinsky,
Sonia et Robert Delaunay, Piet Mondrian, Cesar Domela, Jean Arp,
Alberto Magnelli ou encore Theo van Doesburg.
Favorisé par d’autres jeunes galeries (galerie Colette Allendy, galerie
Arnaud…) et par l’apparition de nouvelles revues qui lui sont
consacrées (Art d’Aujourd’hui, Cimaise…), l’art concret connaît de
nouveaux développements. Des développements qui ne sont certes pas
exempts de résistances et de heurts : en témoignent certaines critiques
virulentes, comme celle de Charles Estienne en 1950 dans son pamphlet
L’art abstrait est-il un académisme . Mais la révolution de la
géométrie est pourtant bien en route.
Si d’un point de vue strictement plastique, on est loin des premières
créations de l’art concret d’avant-guerre, c’est pourtant bien la même
philosophie utopique et la même aspiration à l’universalité et à la
rationalité qui guident la démarche de ces nouveaux artistes, que
l’on pense à Victor Vasarely, qui utilise les modèles scientifiques
afin de créer un art impersonnel, démultipliable et accessible à tous,
ou encore à François Morellet, qui démystifie l’art en créant des
œuvres résultant d’un résultat prédéterminé par l’application de
modèles mathématiques et de lois fondées sur le hasard.
Le devenir des concrets zurichois
Si Paris retrouve un rôle central dans l’évolution de l’abstraction
géométrique à la Libération, un autre centre demeure extrêmement actif
dans l’approfondissement de l’art concret : Zurich. Le groupe fondé en
1936 par Max Bill demeure en effet très actif sur la scène artistique
et réussit à imposer sa marque sur plusieurs décennies d’art concret.
Dans le prolongement des actions et des expériences menées à
l’avant-guerre, il crée en 1953 à Ulm une École supérieure d’esthétique
pratique mettant les calculs mathématiques et la logique rationnelle au
cœur du processus de création et établissant des passages entre arts
plastiques, architecture et design. Une démarche qui n’est pas sans
évoquer celle menée en son temps par Theo van Doesburg au sein de « De
Stijl ».
Autres horizons
Notamment sous l’impulsion des concrets zurichois, de nombreux artistes
occidentaux adhèrent aux thèses de l’art concret dès la fin de la
Seconde Guerre mondiale. Dès 1945, tout en restant fidèle à la ligne
dictée par Max Bill, l’art concret se diffuse largement hors de Suisse,
adoptant de nouveaux codes plastiques revendiqués par toute une
nouvelle génération d’artistes. Ceux-ci, au-delà de la diversité de
leurs créations individuelles, ont en commun le rejet d’un art qui
résulterait uniquement de choix subjectifs et l’aspiration à un art
intellectuel parfaitement conceptualisable.
En Europe, apparaissent ainsi une multitude de nouvelles écoles
adoptant les codes de l’art concret tout en les actualisant. En Italie
par exemple, en 1947, est organisée à Milan une exposition, Arte
astratta e concreta, qui mène à la fondation quatre ans plus tard du «
Movimento arte concreto ». Dans toute l’Europe émergent de
multiples groupes d’artistes se revendiquant de l’art concret, comme le
groupe Zero, fondé en Pologne par Strzemiński et Stazewski, ou le
groupe Nul en Hollande.
Un des creusets les plus actifs de cette nouvelle génération d’artistes
concrets se situe en Amérique latine, notamment en Argentine, où Arden
Quin et Giulia Kosice fondent à Buenos Aires le groupe « Arturo » en
1944, puis en 1946 le groupe « Madi », qui expose bientôt à Paris
au Salon des Réalités nouvelles. L’emprise de l’art concret s’étend
également au Brésil dans les années 1950 avec des artistes comme Lygia
Clark, Almir Mavignier et surtout Mary Vieira, laquelle retournera
ensuite à Bâle.
Aux États-Unis enfin, l’art concret développe de nouvelles voies avec
en particulier l’école minimaliste qui triomphe sous la houlette
d’artistes comme Donald Judd, Kenneth Noland, Sol Le Witt, Ellsworth
Kelly, Ad Reinhardt ou encore Frank Stella, adeptes d’une abstraction
épurée à la facture mécanique et à la rationalité implacable. Les
États-Unis sont également l’un des principaux foyers des « néo-géos »
(pour Neogeometric), tels Peter Halley ou Philip Taaffe, qui à partir
des années 1980, se propose de revisiter les préceptes de l’art concret
et du minimalisme en les intégrant dans un environnement urbain.
>>> Mise en perspective
Existant désormais depuis près d’un siècle, tantôt attaqué, tantôt
réhabilité, l’art concret a connu des périodes de fortune diverses au
cours de son histoire. Occulté pendant quelques années au profit d’un
art plus lyrique et plus informel, en butte à de nombreuses
incompréhensions, l’art de l’abstraction géométrique occupe à nouveau
aujourd’hui une place prépondérante sur la scène artistique mondiale.
Ce regain d’intérêt n’est sans doute pas étranger au climat
d’incertitude dans lequel baignent nos sociétés… Comme si le retour à
la rationalité et à la forme objective était une réponse à la perte de
repères, confirmant les intuitions premières des pionniers de
l’abstraction géométrique.
Dans le monde entier, les années 1980 ont été l’occasion de la
reconnaissance de cet art à la rigueur ascétique et à l’économie de
moyens qui vise à procurer au spectateur la satisfaction intellectuelle
la plus absolue. Grâce à plusieurs expositions d’envergure
(rétrospective Malevitch en 1989 à Amsterdam, rétrospective Léon Polk
Smith à Ludwigshafen, rétrospective Lhose à Grenoble…), l’art concret
est enfin remis à l’honneur.
Cet intérêt doit également beaucoup à la constitution au cours des
trente dernières années de plusieurs fondations dédiées à cette forme
d’art : la Fondation pour l'art constructif et concret créée à Zurich
en 1987 sous l’impulsion de Gottfried Honegger, la Fondation pour l'art
concret à Reutlingen, près de Stuttgart, sur l’initiative du
collectionneur Manfred Wandel, ou enfin en 1995 l'Espace de l'art
concret à Mouans-Sartoux près de Grasse, à l’origine de la publication
d’un nouveau manifeste de l’art concret, témoin de la vivacité et de
l’actualité de cette forme d’art.
Cette réhabilitation permet aujourd’hui de mieux saisir toute la
diversité et la richesse intellectuelle de ce mouvement, qui, au-delà
de prises de positions esthétiques variées et parfois divergentes,
reste uni par une réflexion sur ce que doit être la place de l’art dans
nos sociétés et sur une aspiration à modifier le monde.
par Aurélie VANDEVOORDE, Historienne d'Art et Commissaire-Priseur,
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