Luis ARNAL
(1947-2011)

 
 
 
 

 
Mise en contexte : panorama de l’art concret par Aurélie VANDEVOORDE


« L’art concret veut transformer le monde,
il veut rendre l’existence plus supportable.
Il veut sauver l’homme de la folie la plus dangereuse : la vanité.
Il veut simplifier la vie de l’homme.
Il veut l’identifier avec la nature...
L’art concret est un art élémentaire, naturel, sain,
qui fait pousser dans la tête et le cœur les étoiles
de la paix, de l’amour et de la poésie.
Où entre l’art concret, sort la mélancolie,
traînant ses valises grises remplies de soupirs noirs. »
(Jean Arp, 1944, « Konkrete Kunst », préface du catalogue de l’exposition
Konkrete Kunst, Bâle, Kunsthalle, 1944.)



>>> Art abstrait, art concret… Ebauche de définition

L’objet de notre propos n’est pas ici de revenir sur l’histoire de l’abstraction dans son ensemble. Mouvement essentiel du vingtième siècle, phénomène international et polymorphe, l’abstraction est l’un des bouleversements fondamentaux de l’histoire de l’art moderne. Pour la première fois en effet, des artistes s’affranchissent totalement de la mimésis et de la fidélité au modèle visible. L’imitation du monde réel est rejeté, de même que le récit d’une histoire. Pour reprendre les termes de Michel Seuphor, on assiste à la naissance d’un art « qui ne contient aucun rappel, aucune évocation de la réalité représentée, que ce soit ou ne soit pas le point de départ de l'artiste  ». Il serait vain de vouloir retracer en quelques pages l’histoire de cette révolution qui, amorcée par Kandinsky vers 1910, prit ensuite de multiples voies et fut source d’innombrables controverses et débats.

Mais au sein cette nouvelle approche de l’art, il est une école qui nous intéresse particulièrement afin de mieux appréhender le sens de l’œuvre de René Roche. C’est celle de ces artistes qui, poussant la démarche de l’abstraction à ses limites extrêmes, ont voulu saisir le monde dans ses formes les plus élémentaires et créer un langage plastique réduit à son essence mathématique et géométrique. Cette réflexion transnationale, entamée dès les années 1910 avec Mondrian et Malevitch, s’est traduite par de nombreux développements théoriques dans les années 1930-1940 et n’a cessé de donner lieu à de nouvelles interprétations plastiques qui se poursuivent de nos jours et continuent de questionner les créateurs.

Art concret. Art géométrique. Art suprématiste. Art minimal. Art construit. Art néo-plastique… Les noms ne manquent pas pour qualifier cette nouvelle forme d’art qui fait fi du monde de l’apparence. Autant de noms, autant de mouvements, autant de définitions…

Car toute la difficulté de cette démarche artistique réside dans la définition de l’objectif qui la sous-tend. Qu’est ce donc réellement que l’art concret ? Quel est son sens ? Quelle conception philosophique en est à l’origine ? Autant de questions auxquelles les multiples acteurs de ce mouvement plastique ont proposé des solutions souvent divergentes.

Afin de tenter d’apporter un début de réponse à ces questions, il est utile de se référer aux enseignements qu’ont laissés les fondateurs de l’abstraction géométrique.


>>> L’art concret, un art de l’utopie ? Voyage aux sources de l’abstraction géométrique

Le terme d’ « art concret » remonte aux origines de l’abstraction géométrique à la fin des années 1910, où il fut inventé par les concepteurs de ce courant artistique afin de caractériser la nouvelle forme d’art qu’ils fondaient. Il fut ensuite repris pour définir les divers mouvements issus de cette tendance qui émergèrent en France et en Suisse dans les années 1930.

Cet art dit « concret » est avant tout celui d’une utopie : l’utopie de fonder un art universel et totalement objectif, un art sans référence aux apparences. Derrière cette démarche artistique se lit une quête philosophique et métaphysique, l’aspiration à changer le monde en créant un vocabulaire compris de tous qui serait le reflet d’une supposée Vérité ultime, le rêve de favoriser un type humain plus noble grâce à la création d’un environnement plus pur. Cette quête d’une peinture anti-subjective au profit d’un nouvel ordre universel, cette volonté de faire triompher la raison sur le sentiment, l’ordre sur l’anarchie, est au cœur de tous les mouvements pionniers de l’abstraction géométrique, qu’il s’agisse du suprématisme en Russie, du néo-plasticisme en Hollande ou du Bauhaus en Allemagne. 

On peut s’interroger sur les raisons qui ont conduit des artistes de pays différents à orienter leurs recherches dans la même direction au même moment. Le fait que ces mouvements naissent tous durant l’entre-deux-guerres n’est pas anodin. Le recours à la rationalité la plus intransigeante a en effet pu apparaître comme un recours et un antidote, ô combien illusoire,   à l’absurdité de la guerre. En mettant la raison et la logique au cœur de sa réflexion, cette nouvelle école de peinture s’inscrit ainsi en réaction contre l’art du sentiment, du rêve, de l’inconscient (romantisme, symbolisme, surréalisme).

Les origines d’une telle démarche reviennent à deux artistes majeurs : Piet Mondrian et Kasimir Malevitch. Ils furent les premiers à se détacher totalement du monde sensible et à ne conserver aucune référence au monde environnant. Pour autant, en dépit de certaines similitudes plastiques, leur démarche et leur conception de l’abstraction diffèrent.

Kasimir Malevitch est très certainement celui qui opére la révolution artistique la plus radicale et la plus précoce. Si déjà le constructivisme russe porte en germe une nouvelle théorie de la forme, Malevitch instaure un langage complètement neuf reposant sur la suprématie de la couleur pure et de la forme et sur la libération totale du monde de l’objet. Dès 1913, avec Carré noir sur fond blanc (Saint-Pétersbourg, Musée Russe), puis en 1918 avec Carré blanc sur fond blanc (New York, MoMA), Malevitch crée un univers visuel intransigeant d’où tout sujet est exclu, visant à atteindre un monde parfait où l’antagonisme entre l’esprit et la matière serait résolu. Contrairement à ses prédécesseurs, il n’utilise nullement les formes géométriques pour schématiser le monde qui l’entoure. Comme il l’expose dans Le Monde sans objet (1922), il cherche au contraire à s’abstraire totalement de la nature et se fait le défenseur d’une peinture n’existant que pour elle-même, sans autre référence qu’elle-même.

Art hautement intellectuel, qui fait le deuil du monde visible et porte en lui une utopie à la fois sociale et philosophique, le suprématisme de Malevitch ne rencontre que peu d’émules directs dans les années 1920, sans doute en raison de son absolutisme et de son intransigeance. Il n’en bouleverse pas moins profondément le monde de l’art pour les décennies à venir en proposant une définition totalement neuve de la peinture et en aspirant  à dépasser la notion de « représentation ».

Moins radical d’un point de vue conceptuel, mais tout autant par la forme, Piet Mondrian est l’autre grand pionnier de l’abstraction géométrique. Peut être parce que son art ne cherche pas à nier le monde réel en tant que tel, mais seulement à en modifier la représentation, il est à l’origine d’une école féconde d’où émanent la plupart des artistes concrets européens de l’avant Seconde Guerre mondiale.

Contrairement à Malevitch, l’art de Mondrian part en effet de l’observation du réel qu’il cherche à simplifier à l’extrême pour n’en retenir que les formes universelles – plans, lignes, angles droits – associées aux trois couleurs primaires additionnées du noir, du blanc et du gris. Pour autant, la démarche de Mondrian n’en est pas moins spirituelle que celle de Malevitch : s’il ne renie pas le monde qui l’entoure, il vise à transformer ce dernier dans une quête de la perfection formelle en en supprimant tout élément lié à l’émotion, au sentiment, à l’individu. Sa théorie du néo-plasticisme est donc celle d’une ascèse et d’une nouvelle conception du monde : un monde de pureté régi par l’ordre et la raison, où l’individualisme et l’émotion n’auraient pas droit de cité. À force d’abstraire le monde, le peintre vise à rejoindre sa dimension universelle.

Ces théories, qui visent non seulement à révolutionner l’art mais également la société toute entière, frappent aujourd’hui par leur intransigeance et leur quête d’absolu. Elles peuvent sembler utopiques, excessives, et pourquoi pas dépassées, mais elles jouent un rôle clé dans la construction de toute l’abstraction de l’entre-deux-guerres. Elles sont ainsi à l’origine de l’art concret  des années 1930, définissant un nouveau langage plastique repris pendant des décennies.

Les théories de Mondrian en particulier, connaissent une diffusion spectaculaire grâce à la revue De Stijl et au mouvement du même nom qu’il crée en 1917 avec Theo van Doesburg à La Haye. Si les différents membres de ce mouvement sont loin de fonder un groupe cohérent, et si De Stijl finit rapidement par éclater en raison d’un radicalisme excessif de ses préceptes – van Doesburg notamment s’oppose au statisme prôné par Mondrian et, dans sa théorie de l’élémentarisme, préconise la recherche du mouvement par l’emploi de diagonales – les règles qui y sont posées révolutionnent durablement l’art en réduisant la peinture à ses formes irréductibles et en faisant triompher un idéal rationnel et mathématique.


>>> En quoi l’art concret est-il « concret » ? La naissance officielle d’un mouvement

Les théories de Malevitch et de Mondrian ont posé les premiers jalons de l’Art Concret. À partir de là commencent à essaimer les « prophètes » de l’abstraction géométrique dans toute l’Europe : en Allemagne grâce à l’arrivée au Bauhaus de Josef Albers, Laszlo Moholy-Nagy et Herbert Bayer, en Russie avec El Lissitzky et ses Prouns, en Hollande où le néo-plasticisme continue à se développer, en Pologne avec l’Unisme de Władysław Strzemiński… mouvements aux fondements théoriques différents mais unis par le même idéal d’universalité et de clarté.

Cependant, c’est dans les années 1930 à Paris, capitale des avant-gardes internationales, notamment en raison de l’afflux de nombreux artistes étrangers fuyant les dictatures naissantes, que l’Art Concret se structure véritablement, acquiert son caractère institutionnel et développe son corpus théorique avec la création de plusieurs mouvements.

C’est ainsi que le groupe « Cercle et Carré » est fondé en 1929 par Michel Seuphor et Joaquin Torrès-Garcia, fédérant différentes tendances de l’abstraction internationale. On y retrouve ainsi tant des représentants du néo-plasticisme hollandais (Piet Mondrian, Georges Vantongerloo) que des constructivistes russes (Antoine Pevsner, Naum Gabo) ou encore des représentants de l’abstraction allemande (Otto Freundlich, Friedrich Vordemberge-Gildewart) et des futuristes italiens (Enrico Prampolini).

Jugé trop hétérogène et divisé par les querelles de personnes, c’est en réaction à ce mouvement que Jean Hélion et Theo van Doesburg créent en 1930 un groupe concurrent, baptisé « Art Concret », qui rassemble notamment les artistes Otto Gustav Carlsund, Léon Tutundjian et Marcel Wantz.  Dans le numéro introductif de la revue éponyme est publié le Manifeste de l’art concret, texte signé par les membres fondateurs du groupe, qui posent les six principes fondamentaux de l’art concret pour les décennies à venir :

« Bases de la peinture concrète
Nous disons :
1° L’art est universel.
2° L’œuvre doit être entièrement formée et conçue par l’esprit avant son exécution. Elle ne doit rien recevoir des données formelles de la nature, ni de la sensualité, ni de la sentimentalité.  Nous voulons exclure le lyrisme, le dramatisme, le symbolisme, etc.
3° Le tableau doit être entièrement construit avec des éléments purement plastiques, c’est à dire plans et couleurs. Un élément pictural n’a pas d’autre signification que « lui-même » en conséquence le tableau n’a pas d’autre signification que « lui-même ».
4° La construction du tableau, aussi bien que ses éléments, doit être simple et contrôlable visuellement.
5° la technique doit être mécanique, c’est à dire exacte, anti-impressionniste.
6° Effort pour la clarté absolue.
Carlsund, Doesbourg, Hélion, Tutundjian, Wantz.  »

Si le groupe « Art Concret » n’existe en tant que tel que durant deux années, il a un rôle fondamental tant sur le plan plastique que théorique. Ces six principes dogmatiques, appliqués à la lettre par Theo van Doesburg  en 1930 dans Composition arithmétique , sont en effet ceux qui vont régir les différentes chapelles de cette nouvelle esthétique jusqu’à aujourd’hui sans être jamais remis en cause.

Les groupes « Art Concret » et « Cercle et Carré » fusionnent en 1931 pour donner naissance au groupe « Abstraction-Création » fondé par Theo van Doesburg et Georges Vantongerloo, lequel réunit Auguste Herbin, Piet Mondrian, Georges Vantongerloo, Wassily Kandinsky, Jean Arp, Willi Baumeister, Kupka ou encore Max Bill. Mieux organisé que les groupes précédents, reprenant à son compte les dogmes émis par « Art Concret » un an plus tôt, « Abstraction-Création » va, durant sept ans d’existence, contribuer à la diffusion de l’art concret dans toute l’Europe en publiant une revue et en organisant chaque année une exposition de ses membres, allant parfois jusqu’à réunir plus de 400 artistes.

Bien sûr, la profusion ne va pas sans diversité, et différentes tendances et conceptions sont nécessairement amenées à coexister sous cette nouvelle bannière. Kupka et Baumeister développent ainsi rapidement un art très personnel s’écartant des préceptes originels. De même, des artistes comme Jean Arp, Sophie Taueber ou même Jean Hélion finissent par réintroduire dans leurs compositions la courbe jusque-là prohibée. Et comme le souligne très justement Dora Vallier dans son ouvrage de référence consacré à l’art abstrait , ce succès de l’abstraction géométrique vers 1935 s’accompagne également d’une relative baisse de la qualité des œuvres présentées : nombre d’artistes, croyant trouver dans la géométrie et le calcul mathématique un procédé infaillible pour l’élaboration d’une œuvre d’art, se lancent en effet dans l’abstraction en se contentant d’appliquer les formes et les modèles créés par leurs aînés sans chercher à saisir l’essence même de ce qu’est l’art concret.

Quelle est d’ailleurs cette essence ? Et pourquoi parler de « concret » pour un art fondamentalement conceptuel et excluant toute référence au réel ?

Theo van Doesburg est sans doute celui qui a le mieux su résoudre cette apparente contradiction lorsqu’il explique, à l’occasion de la fondation du mouvement « Art Concret » et de la publication de son Manifeste :

« Peinture concrète et non abstraite, parce que nous avons passé la période de recherches et des expériences spéculatives. A la recherche de la pureté, les artistes étaient obligés d’abstraire les formes naturelles qui cachaient les éléments plastiques. Le créateur, pour s’exprimer, était forcé de détruire les formes nature pour créer des formes art.
Aujourd’hui, l’idée de formes art est aussi périmée que l’idée de formes nature. Nous inaugurons la période de peinture pure en construisant la forme esprit, la période de concrétisation de l’esprit créateur.
Peinture concrète et non abstraite, parce que rien n’est plus concret, plus réel qu’une ligne, qu’une couleur, qu’une surface.  »

Parler de peinture concrète, dans l’esprit des théoriciens de l’art concret, ce n’est donc pas faire découler l’œuvre de l’artiste du réel mais, bien au contraire, l’élever à un niveau supérieur, purement intellectuel. Cela revient à affirmer que des formes élémentaires comme le carré, le triangle ou le cercle ne sont pas des abstractions mais des éléments tangibles, car elles sont une pure production du cerveau humain, la chose la plus concrète au monde.

C’est cette même idée qui est développée par Auguste Herbin dans un article en 1945 :

« Quand le peintre se détache complètement de l’objet, en fait et en esprit, il réalise une œuvre dont les formes, les couleurs, les rapports sont la plus pure création. Cette œuvre est significative de l’homme. Il ne peut être question d’abstraction. Cette œuvre parfaitement concrète dans le rapport de l’œuvre à l’homme puisqu’il s’agit de la plus pure réalité, la seule réalité qui naît entièrement de l’activité consciente et inconsciente de l’homme.  »


>>> Développements internationaux

À la suite de la dissolution du groupe « Abstraction-Création » en 1936, c’est hors des frontières françaises que l’art concret poursuit son développement. En Suisse, principalement, où Max Bill, membre influent du mouvement dissous, donne dès 1936 une nouvelle impulsion aux idées de Theo van Doesburg  en réunissant autour de lui des artistes comme Verena Loewensberg, Camille Graeser et Richard-Paul Lohse, qui se font connaître sous le nom des « Concrets zurichois ». Ce groupe, qui reprend l’utopie d’un monde détaché de l’apparence et de la nature afin de faire triompher une « conception démocratique de l’art  », applique les règles de cohérence et de clarté énoncées quelques années plus tôt à Paris : l’usage exclusif de formes géométriques élémentaires,  des couleurs primaires et complémentaires posées en aplats sans aucune modulation et l’application sérielle de règles mathématiques et géométriques.

Zurich devient alors le centre européen de l’art concret, créant des œuvres parfaitement lisibles, tels les tableaux de Richard-Paul Lhose qui se composent de carrés standardisés de taille identique aux formes et couleurs interdépendantes et dans lesquels l’artiste voit une métaphore d’un modèle d’organisation politico-sociale parfaitement démocratique. Le travail du groupe est notamment exposé dès 1936 dans une manifestation organisée par Max Bill au Kunsthaus de Zurich, « Zeitprobleme in der schweizer malerei und plastik».

À la suite de la création de l’association d’artistes helvétiques Allianz en 1937 par Richard-Paul Lhose, l’art concret accroit son audience en Suisse et réunit en son sein un nombre croissant d’artistes qui, tout en développant des styles très variés, adhèrent aux grands principes du Manifeste de l’art concret.  C’est dans ce cadre qu’ont lieu plusieurs expositions, comme « Konkrete Kunst » à la Kunsthalle de Bâle en 1944, tandis qu’une nouvelle revue, Konkrete Kunst, diffusée entre 1944 et 1945 par la galerie des Eaux Vives permet de faire connaître et de diffuser le travail des artistes concrets zurichois.

En Allemagne, l’art concret connaît certains développements, au sein du Bauhaus, où l’abstraction géométrique comptent plusieurs fervents partisans, mais aussi grâce à une association, Die Abstrakten Hannover (DAH), fondé à Hanovre en 1927, qui réunit notamment Cesar Domela, Friedrich Vordemberge-Gildewart ou Carl Buccheister. Ce succès de l’art concret en Allemagne est toutefois de courte durée en raison de la censure rapidement exercée par le régime hitlérien.

La diffusion de l’art concret ne se limite pas aux frontières de l’Europe. Aux États-Unis est créé en janvier 1937 l’association des Artistes abstraits américains (AAA) qui applique les principes de l’abstraction géométrique et voit rapidement ses rangs renforcés par l’immigration des grands pionniers de l’abstraction européenne, Piet Mondrian, Josef Albers ou encore Laszlo Moholy-Nagy. L’Amérique latine, enfin, devient l’un des viviers essentiels de l’art concret, notamment sous l’impulsion de Joaquin Torrès-Garcia qui, revenu en Uruguay en 1933, rassemble autour de lui de nombreux artistes, à commencer par Carmelo Arden Quinn, lequel fondera le groupe Madi en 1946.

Prolongements et mutations : de l’après-guerre à aujourd’hui

Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale sont le théâtre d’une scène artistique divisée. Si cette dernière voit le triomphe des grands maîtres de la peinture moderne (notamment Picasso, Matisse, Braque, Derain, Chagall…) qui ont pour la plupart effectué un retour à la figuration, l’abstraction géométrique trouve de nouveaux échos dans certains cercles, convaincus que seules la rationalité et l’universalité pourront empêcher le retour de la folie ayant mené au deuxième conflit mondial.

L’art concret parisien

À Paris, plusieurs évènements marquants sont à l’origine d’un regain de vivacité de l’art concret. Le plus significatif d’entre eux est l’instauration du Salon des réalités nouvelles, fondé en 1946 par l’amateur d’art Frédo Sidès et entièrement consacré à l’abstraction. Le terme même de « réalités nouvelles » est symptomatique d’une époque ébranlée dans ses certitudes et aspirant à créer un autre monde. Animé à ses débuts par Auguste Herbin et Felix de Marle, sa première exposition a lieu au Palais des Beaux-Arts de la Ville de Paris. Si,  l’espace de quelques années, les représentants de l’abstraction lyrique, informelle et non-figurative rejoignent ses rangs, le Salon devient rapidement le grand rassemblement de l’art concret et géométrique, se fixant comme objectif dans ses statuts la promotion « d’œuvres d’art communément appelé : art concret, art non-figuratif ou art abstrait, c’est à dire d’un art totalement dégagé de la vision directe de la nature  ».

La Salon des réalités nouvelles connaît un succès rapide, le nombre de ses participants passant de 89 en 1946 à 248 en 1950, parmi lesquels de nombreux artistes étrangers : concrets zurichois, abstraits allemands (Günter Frühtrunk, Rupprecht Geiger), belges (Jo Delahaut), américains (Ellsworth Kelly, Robert Breer), scandinaves (Richard Mortensen, Olle Beartling, Robert Jacobsen), italiens du Movimento Arte Concreta, argentins du groupe Madi ou Arte Concreto Invencion. Il devient ainsi la photographie d’un mouvement artistique qui depuis les années 1930 a essaimé dans le monde entier pour devenir polymorphe et cosmopolite.

En dépit de querelles intestines, le Salon des réalités nouvelles occupe une place centrale dans la diffusion et la reconnaissance publique de l’art concret dans la seconde moitié du vingtième siècle. Il permet en particulier, sous l’influence d’Auguste Herbin, l’affirmation d’une tendance puriste de l’art reposant sur les mathématiques, au sein de laquelle se distingue l’Op Art, avec des artistes comme Vasarely.

Rebaptisé en 1956 « Réalités nouvelles – Nouvelles réalités », le Salon est toujours actif aujourd’hui. Désormais ouvert à l’ensemble des voies de l’abstraction, il comporte une section géométrique particulièrement vivace et donne lieu chaque année à un rassemblement de ses artistes qui a lieu depuis 2004 au Parc floral de Vincennes.

Il convient par ailleurs de ne pas occulter le rôle essentiel qu’ont joué certaines galeries dans la diffusion de l’art concret à l’immédiate l’après-guerre. Tel est le cas de la galerie que Denise René  ouvre à Paris sur la rive droite en novembre 1944 et qui restera toujours fidèle à cet art concret, « courant qui donne toute sa place à la pensée rationnelle, créateur de nouvelles réalités et de nouveaux espaces, porteur d’une nouvelle vision de l’homme maîtrisant son destin, le hasard et l’entropie. Voir dans cette forme d’art une moindre sensibilité, serait ignorer que la pudeur est souvent le degré suprême de la sensibilité  ». C’est elle qui révèle Vasarely en 1955 dans son exposition « Le mouvement ». C’est elle encore qui organise les premières rétrospectives consacrées à Mondrian et Albers en 1957.

Comment ne pas citer également la galerie René Drouin qui, en juin 1945, organise l’exposition « Art Concret », l’un des premiers grands événements consacrés à l’abstraction géométrique en France, où sont exposées des œuvres de Jean Gorin, Auguste Herbin, Wassily Kandinsky, Sonia et Robert Delaunay, Piet Mondrian, Cesar Domela, Jean Arp, Alberto Magnelli ou encore Theo van Doesburg.

Favorisé par d’autres jeunes galeries (galerie Colette Allendy, galerie Arnaud…) et par l’apparition de nouvelles revues qui lui sont consacrées (Art d’Aujourd’hui, Cimaise…), l’art concret connaît de nouveaux développements. Des développements qui ne sont certes pas exempts de résistances et de heurts : en témoignent certaines critiques virulentes, comme celle de Charles Estienne en 1950 dans son pamphlet L’art abstrait est-il un académisme .  Mais la révolution de la géométrie est pourtant bien en route.

Si d’un point de vue strictement plastique, on est loin des premières créations de l’art concret d’avant-guerre, c’est pourtant bien la même philosophie utopique et la même aspiration à l’universalité et à la rationalité  qui guident la démarche de ces nouveaux artistes, que l’on pense à Victor Vasarely, qui utilise les modèles scientifiques afin de créer un art impersonnel, démultipliable et accessible à tous, ou encore à François Morellet, qui démystifie l’art en créant des œuvres résultant d’un résultat prédéterminé par l’application de modèles mathématiques et de lois fondées sur le hasard.

Le devenir des concrets zurichois

Si Paris retrouve un rôle central dans l’évolution de l’abstraction géométrique à la Libération, un autre centre demeure extrêmement actif dans l’approfondissement de l’art concret : Zurich. Le groupe fondé en 1936 par Max Bill demeure en effet très actif sur la scène artistique et réussit à imposer sa marque sur plusieurs décennies d’art concret.

Dans le prolongement des actions et des expériences menées à l’avant-guerre, il crée en 1953 à Ulm une École supérieure d’esthétique pratique mettant les calculs mathématiques et la logique rationnelle au cœur du processus de création et établissant des passages entre arts plastiques, architecture et design. Une démarche qui n’est pas sans évoquer celle menée en son temps par Theo van Doesburg au sein de « De Stijl ».

Autres horizons

Notamment sous l’impulsion des concrets zurichois, de nombreux artistes occidentaux adhèrent aux thèses de l’art concret dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dès 1945, tout en restant fidèle à la ligne dictée par Max Bill, l’art concret se diffuse largement hors de Suisse, adoptant de nouveaux codes plastiques revendiqués par toute une nouvelle génération d’artistes. Ceux-ci, au-delà de la diversité de leurs créations individuelles, ont en commun le rejet d’un art qui résulterait uniquement de choix subjectifs et l’aspiration à un art intellectuel parfaitement conceptualisable.

En Europe, apparaissent ainsi une multitude de nouvelles écoles adoptant les codes de l’art concret tout en les actualisant. En Italie par exemple, en 1947, est organisée à Milan une exposition, Arte astratta e concreta, qui mène à la fondation quatre ans plus tard du « Movimento arte concreto ». Dans toute l’Europe émergent  de multiples groupes d’artistes se revendiquant de l’art concret, comme le groupe Zero, fondé en Pologne par Strzemiński et Stazewski, ou le groupe Nul en Hollande.

Un des creusets les plus actifs de cette nouvelle génération d’artistes concrets se situe en Amérique latine, notamment en Argentine, où Arden Quin et Giulia Kosice fondent à Buenos Aires le groupe « Arturo » en 1944,  puis en 1946 le groupe « Madi », qui expose bientôt à Paris au Salon des Réalités nouvelles. L’emprise de l’art concret s’étend également au Brésil dans les années 1950 avec des artistes comme Lygia Clark, Almir Mavignier et surtout Mary Vieira, laquelle retournera ensuite à Bâle.

Aux États-Unis enfin, l’art concret développe de nouvelles voies avec en particulier l’école minimaliste qui triomphe sous la houlette d’artistes comme Donald Judd, Kenneth Noland, Sol Le Witt, Ellsworth Kelly, Ad Reinhardt ou encore Frank Stella, adeptes d’une abstraction épurée à la facture mécanique et à la rationalité implacable. Les États-Unis sont également l’un des principaux foyers des « néo-géos » (pour Neogeometric), tels Peter Halley ou Philip Taaffe, qui à partir des années 1980, se propose de revisiter les préceptes de l’art concret et du minimalisme en les intégrant dans un environnement urbain.


>>> Mise en perspective

Existant désormais depuis près d’un siècle, tantôt attaqué, tantôt réhabilité, l’art concret a connu des périodes de fortune diverses au cours de son histoire. Occulté pendant quelques années au profit d’un art plus lyrique et plus informel, en butte à de nombreuses incompréhensions, l’art de l’abstraction géométrique occupe à nouveau aujourd’hui une place prépondérante sur la scène artistique mondiale.

Ce regain d’intérêt n’est sans doute pas étranger au climat d’incertitude dans lequel baignent nos sociétés… Comme si le retour à la rationalité et à la forme objective était une réponse à la perte de repères, confirmant les intuitions premières des pionniers de l’abstraction géométrique.

Dans le monde entier,  les années 1980 ont été l’occasion de la reconnaissance de cet art à la rigueur ascétique et à l’économie de moyens qui vise à procurer au spectateur la satisfaction intellectuelle la plus absolue. Grâce à plusieurs expositions d’envergure (rétrospective Malevitch en 1989 à Amsterdam, rétrospective Léon Polk Smith à Ludwigshafen, rétrospective Lhose à Grenoble…), l’art concret est enfin remis à l’honneur.

Cet intérêt doit également beaucoup à la constitution au cours des trente dernières années de plusieurs fondations dédiées à cette forme d’art : la Fondation pour l'art constructif et concret créée à Zurich en 1987 sous l’impulsion de Gottfried Honegger, la Fondation pour l'art concret à Reutlingen, près de Stuttgart, sur l’initiative du collectionneur Manfred Wandel, ou enfin en 1995 l'Espace de l'art concret à Mouans-Sartoux près de Grasse, à l’origine de la publication d’un nouveau manifeste de l’art concret, témoin de la vivacité et de l’actualité de cette forme d’art.

Cette réhabilitation permet aujourd’hui de mieux saisir toute la diversité et la richesse intellectuelle de ce mouvement, qui, au-delà de prises de positions esthétiques variées et parfois divergentes, reste uni par une réflexion sur ce que doit être la place de l’art dans nos sociétés et sur une aspiration à modifier le monde.


par Aurélie VANDEVOORDE, Historienne d'Art et Commissaire-Priseur,

 
     
 
 
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